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"Voici l'Homme"

"Voici l'Homme"

Le Commencement et la Fin.

Publié par Emilie sur 21 Décembre 2012, 14:32pm

Catégories : #vie, #mort, #soins palliatifs

Le Commencement et la Fin.

La période de Noël est symbolique. Tout d’abord, parce qu’elle fête la vie : celle qui naît au cœur de l’Homme. Ensuite, parce qu’elle est le « début d’une fin » d’année – très symbolique pour les patients en fin de vie. Enfin, parce qu’elle est la naissance du Commencement et de la Fin.

Rappels que la naissance et la mort font partie intégrante de la vie.

Peut-être est-ce pour toutes ces raisons que le besoin me vient aujourd’hui de parler d’eux : de ces vivants qui ont traversé ma vie alors qu’ils traversaient la mort. Sûrement que le travail de mémoire est une façon de rendre la mort moins « anéantissante ». Mais peut-être est-ce aussi pour les remercier. Car de par les épreuves qu’ils ont traversées, de par leurs souffrances, de par leur force et leur faiblesse, de par leur humanité, leurs sourires, leurs larmes et leurs paroles, ils m’ont ouvert les yeux tandis qu’eux les fermaient.

S’approcher de la mort « avant l’heure » : certains diront qu’il s’agit de « tendances voyeuristes », d’autres conseilleront d’en repousser les « jeunes » professionnels, … A vrai dire, oui, beaucoup de gens savants peuplent ce monde. Mais jamais aucun ne saura donner de leçon aussi « Vraie » et aussi puissante, aussi marquante et pourtant si humble, que celui qui vit face à la mort.

Et quelles sont les deux découvertes enseignées par ces êtres si injustement appelés « les mourants » ? La vie et le Soi.

La vie est un éternel paradoxe.

Qui fuit la mort se prive de la vie.

Qui fuit l’autre se prive de soi.

Je me souviens de cette dame dans le coma. C’était la première fois que je rencontrais la déformation : celle qui fait reculer de peur et qui nous adjure de fuir. Assise à côté d’elle, j’ai fais cette découverte : lorsque l’on prend le temps de regarder avec le cœur, les marques de la mort s’estompent comme par magie pour laisser place à l’humanité qui ressurgit avec plus de force. L’humanité n’est jamais perdue qu’elle soit cachée sous la déformation du malade, la puanteur du SDF, le crime du meurtrier ou la croûte suintante d’orgueil de chacun d’entre nous. L’humanité ce n’est pas une qualité, c’est une manière de regarder. Un regarder-vrai. Un regard qui traverse l’écorce pour trouver la sève, la terre aride pour trouver la source.

Je me souviens d’un homme, pleurant au dessus de sa tasse de café. Un futur veuf qui ne le savait que trop bien. Moi à ses côtés, « jeune », un peu perdue, à nue, goûtant à cette vie comme on goûte à la Parole : présence douce comme le miel et amère comme le fiel. Mais qui fuit le fiel se prive de miel.

Je me souviens de ce vieil homme au chevet de son épouse : « vous vous rendez compte … soixante ans de mariage ! ». Et pendant qu’il pleure discrètement, c’est un coup aux entrailles. Il y a des trésors que l’on sous-estime. Face à la mort, ce qui brille se ternit nettement. Mais ce qui vit, vit plus intensément. La mort révèle les trésors, parce que la mort révèle la vie.

Je me souviens de cet homme qui me dit : « voilà, c’est tout … ce n’est qu’une vie, rien d’extraordinaire ». Le savent-ils ? Le savent-ils tous ces « patients » qu’en me livrant ainsi leur vie, il me livre la plus belle chose qu’un Homme puisse offrir ? « La vie ». Mais il n’y a rien de plus riche qu’une vie. Même la plus belle des réussites humaines ne vaut pas une vie, avec tous ses combats, ses chutes, ses erreurs, ses succès, ses victoires !

Je me souviens de cet homme, au charisme imposant, toujours très opposant, un peu agressif … mais nous le savions aussi : terriblement seul et abandonné de son compagnon, dessaisi de sa maison, de ses biens, de son statut social et enfin de sa santé. La colère écoutée a enfin pu laisser place aux larmes … celles qui coulent sans honte, en oubliant les règles de « bienséance » orgueilleuses de nos sociétés.

Je me souviens de cette femme dont je n’aurai jamais croisé le regard. Pendant une heure, à ses côtés, elle m’apprit à apprivoiser le silence. Aucune parole. Aucun regard échangé. Elle gardait inlassablement la main devant ses yeux. Pour moi une certitude douloureuse : cet accompagnement était un échec, un « vide » relationnel. Et puis je l’ai senti : cette main qui se posait sur ma cuisse et qui la tapotait doucement comme on cherche à rassurer quelqu’un. Une certitude qui vole en éclat : la présence dit plus que les mots ; et elle le dit parfois mieux en silence. « Tais-toi ! Que fuis-tu par les mots ? L’angoisse ? La mort ? La maladie ? Le temps qui passe ? Le malheur ? Tout cela, oui, mais bien plus encore : tu fuis ton humanité. Alors silence ! »

Je me souviens de cette femme, allongée dans son lit, à moitié dans le coma. Au moment de partir, un sursaut de vie : « regardez-moi ! Regardez-moi ! ». Et du fond de l’angoisse, un sourire qui naît. Un regard : c’est juste le temps nécessaire pour trouver la Paix.

Je me souviens de cet homme, assis devant sa fenêtre, les yeux rouges d’avoir trop pleuré la mort de son fils, la démence de sa femme et l’annonce du divorce de son dernier fils. « Je suis désolé de ne pas parler beaucoup aujourd’hui … ça ira mieux la prochaine fois ». Savait-il à quel point il avait raison ? Oui, « ça ira mieux la prochaine fois ».Tellement mieux. La prochaine fois, nous aurons le temps de parler, d’écouter, de contempler, de louer, de chanter, de rendre grâce … de rire aussi. « La prochaine fois … » sera à-Dieu.

Aujourd’hui, je comprends mieux quel est ce « trésor dans le ciel » dont Jésus aime tant parler. Un trésor aux mille visages, qui nous précèdent dans la Vie.

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